XXX

Ce fut ainsi que les négriers de Sirius furent vaincus. Leurs satellites disparurent du ciel de la Terre – à la fin ils étaient huit à avoir été mis sur orbite, et la vie de Lars Powderdry commença à reprendre son cours normal.

Indiscutablement, il était heureux.

Mais très fatigué, comme il s’en rendit compte un matin, à son réveil dans son appartement de New York, en voyant à côté de lui la cascade de cheveux noirs qui s’appelait Lilo Toptchev. Il avait tout pour être heureux : il l’aimait, l’adorait même, goûtait tous les instants de leur vie commune. Ce fut alors qu’il se souvint de Maren.

Et son bonheur cessa d’un coup.

Se dégageant doucement du lit, il traversa la chambre à coucher pour gagner la cuisine. Là, il se versa une tasse du café que maintenait constamment à la chaleur et à l’état de fraîcheur optimaux un gadget tiré de son arme 253, branché sur la cuisinière électrique, qui autrement était des plus ordinaires.

Il s’assit à la table de cuisine pour mieux boire à petites gorgées, tout en contemplant par la fenêtre les hautes tours des immeubles d’appcads, qui se dressaient plus au nord.

Il continuait à penser à Maren : il eût été intéressant quand même de savoir ce qu’elle aurait dit de l’arme qui avait obligé les envahisseurs à prendre le large. Du coup, la profession de médium avait pris une valeur i-nes-ti-ma-ble. Quant aux négriers de Sirius, ils poursuivaient sans doute leur chasse aux esclaves et devaient mettre leurs satellites en orbite autour d’autres planètes.

Mais plus ici.

D’accord avec les Cadres de Bip-Est, la Secnat de l’ONU-O envisageait même d’introduire la nouvelle arme dans le système de Sirius.

Voilà qui aurait amusé Maren !

Encore endormie, clignant des yeux, l’air perplexe Lilo apparut à la porte de la cuisine, en chemise de nuit rose :

— Pas de café pour moi ?

— Mais si, ma chérie.

Il se leva pour prendre une tasse et une soucoupe.

— Sais-tu d’où vient le mot « chérie » ? demanda-t-il.

— Non.

Elle s’était assise en face de lui et regardait gravement le cendrier rempli des restes froids des cigares de la journée précédente.

— Chérie vient du latin caritas, qui veut dire amour ou estime.

— C’est bien.

— Saint Jérôme a utilisé caritas pour traduire le mot grec agapé, dont le sens est encore plus profond. Ce n’est pas seulement l’amour de Dieu et du prochain, mais une sorte de respect pour la vie. Nous manquons d’un terme semblable dans nos langues modernes, mais le fait demeure, n’est-ce pas, ma chérie ?

— Hem…

— Et les envahisseurs devaient ressentir quelque chose de similaire. C’est ce qui nous a permis de les détruire.

— Un œuf, s’il te plaît.

— Voilà.

Il appuya sur deux des boutons de la cuisinière électrique. (Gadget tiré de l’arme 183).

— Est-ce qu’un œuf peut penser ? demanda Lilo en reposant un instant sa tasse.

— Non.

— Peut-il ressentir ce que tu viens de définir ?

— Naturellement pas.

— Alors – dit Lilo en acceptant l’œuf au plat cuit à point que lui tendait le gadget incorporé à la cuisinière – si nous avions été envahis par des œufs, nous étions perdus.

— Tu es idiote, ma chérie.

— Mais tu m’aimes. Du bacon, s’il te plaît.

Il appuya sur une quantité de boutons : du bacon, un toast supplémentaire pour lui, du jus de pomme, du jus de tomate, de la confiture, des flocons d’avoine. Se rappelant chaque fois, malgré lui, le numéro de l’arme correspondant au gadget.

— …Mais ressens-tu vraiment pour moi de l’agape ? Supposons que je décide de retourner à Pip-Est au lieu de diriger ton bureau de Paris, comme tu le souhaites ? Comme tu me le demandes sans cesse.

— Cela n’a rien à voir avec l’agape !

Pendant un instant, elle demeura silencieuse, mangeant, buvant :

— Qui sait ? Lorsque je suis entrée tout à l’heure, tu regardais par la fenêtre et tu rêvais. À elle, n’est-ce pas ? Et si jamais elle était vivante ? C’est cela que tu te disais…

D’un hochement de tête, il fit signe que oui.

— … J’espère au fond de mon cœur que tu ne me juges pas responsable de sa mort.

Il ne prit même pas le temps d’avaler les flocons d’avoine chauds qui remplissaient sa bouche :

— Tu n’es responsable de rien. Ce que j’arrive pas à concevoir, c’est ce que devient le passé quand il s’éloigne de nous. Qu’est-il arrivé à Maren Faine ? Je ne veux pas parler du jour où elle s’est tuée au haut de la rampe roulante avec ce…

Il barra de son esprit les mots atroces qu’il allait prononcer.

— … ce pistolet Beretta. Non. Mais où est-elle ? Où s’en est-elle allée ?

— Tu n’es pas complètement réveillé aujourd’hui. T’es-tu passé la figure à l’eau froide ?

— J’ai tout fait. Je ne comprends pas, c’est tout. Il y avait une fois une Maren Faine, et l’instant d’après, elle n’était plus là. Tout cela est arrivé pendant que j’étais à Seattle. L’espace d’un instant pour moi. Je n’ai pas vu comment cela s’est passé.

— Tu as vu une partie, le début du drame. Mais même si tu n’avais rien vu, le fait est qu’il n’y a plus de Maren Faine.

Il reposa la cuiller avec laquelle il mangeait ses flocons d’avoine :

— Je devrais dire : qu’importe ! Qu’importe puisque je t’aime.

Et je remercie Dieu de cette chose incroyable, que ce n’est pas toi qu’a mise en pièces cette balle explosive, comme je l’avais cru.

— Si elle avait vécu, pourrais-tu nous avoir toutes les deux ?

— Évidemment.

— C’est impossible. Comment ?

— J’y serais bien arrivé d’une façon ou d’une autre.

— Elle pendant la journée et moi la nuit ? Ou elle les lundis, mercredis et vendredis, et moi…

— Ce n’est pas une situation insoluble pour l’esprit humain, si on lui donne une chance. Une chance raisonnable, sans ce Beretta et sans ce qu’il a fait. Tu sais, le vieux Vincent Klug m’a appris quelque chose, quand il est revenu comme ancien combattant, portant le nom de Ricardo Hastings. Il est possible de revenir en arrière.

— Pas encore, fit Lilo. Dans cinquante ans, peut-être.

— Peu importe. Je veux la revoir.

— Et quand tu l’auras vue ?

— Je reviendrai à mon époque.

— Et tu vas gaspiller ta vie pendant cinquante ans, ou le temps qui s’écoulera, à attendre que quelqu’un invente la génératrice temporelle de halage ?

— J’ai mis la KACH là-dessus. Il n’y a pas de doute que quelqu’un a déjà fait des recherches à ce sujet. Maintenant que nous savons que ça existe, ce ne sera plus long.

— Pourquoi ne la rejoindrais-tu pas ?

Il sursauta, surpris.

— … Je ne plaisante pas. Puisque tu veux la revoir, n’attends pas cinquante ans.

— Ce serait plutôt quarante, d’après mon calcul.

— C’est trop long. Tu auras plus de soixante-dix ans.

Elle avait l’air très calme :

— … Rappelle-toi ma drogue. Elle agit de façon létale sur le métabolisme de ton cerveau ou sur… je ne sais plus quoi. De toute façon, trois cachets suffiront. Ton nerf pneumogastrique flanchera, et tu mourras, comme elle est morte.

Après un silence, il dut admettre que c’était vrai.

— … Je n’essaie pas d’être cruelle. Ou de me venger. Mais je pense que, puisque tu veux la rejoindre, il est préférable de prendre trois cachets de formophane sans attendre de quarante à cinquante ans, et de continuer à mener une vie qui, je le vois, n’a pas de charme pour toi.

— Je vais y penser. Donne-moi deux heures de réflexion.

Son sourire était sombre, plein de haine, en le regardant :

— Non seulement tu la rejoindras immédiatement, mais tu résoudras tous tes problèmes, puisque tu ne peux pas t’adapter à la vie que tu mènes, exactement comme elle a résolu les siens. Ce sera un lien de plus entre vous…

Elle souriait de plus en plus méchamment. D’un seul coup, elle se leva, se dirigea vers la chambre.

— … Je te donne ces trois cachets tout de suite. Il demeura assis à la table de cuisine, regardant sa tasse et les flocons d’avoine refroidis. Moins d’un instant après, elle était de retour avec la même expression haineuse sur le visage.

Sans un mot, il la regarda longuement, prit les cachets qu’elle lui tendait et les mit dans la poche de poitrine de son pyjama.

— …Voilà qui est fait, Lars. Puisque nous sommes d’accord, je n’ai plus qu’à m’habiller et me préparer à une journée décisive. Je pense que je vais me rendre à l’ambassade soviétique. Comment s’appelle-t-il déjà ? Kerensky ?

— Kaminsky. C’est lui qui tire les ficelles à l’ambassade.

— Je vais lui demander s’ils acceptent de me reprendre. Ils m’ont remplacée par quelques idiots à Boulganinegrad, mais, d’après la KACH, ils ne valent rien comme médiums.

Après un très long silence, elle ajouta :

— Naturellement, rien ne sera comme avant. Tout est déjà différent, même pour moi.

 

Le zappeur de mondes
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